“Nous nous ressemblons tous: nous nous ressemblons par nos souffrances et nos incohérences, parce que nous sommes imparfaits et nous nous épuisons pour le cacher (…). Nous croyons que le masque nous protège alors qu’il nous isole: nous oublions que nos échecs nous rapprochent plus que nos succès.”
— Charles Pépin, “La rencontre. Une philosophie”
Dans son livre « La rencontre, une philosophie », Charles Pépin évoque les conditions favorables à la rencontre de l’autre. L’une d’elles est la vulnérabilité. « Lorsque nous assumons nos doutes ou nos craintes, lorsque nous osons les confier à autrui, cessons de tout calculer, de nous demander comment chaque mot sera reçu, alors un espace s’ouvre, et la rencontre devient possible ».
La vulnérabilité est un sujet que je trouve essentiel d’aborder avec mes clients, en particulier lorsque je sens des résistances à ce propos. Il est fréquent que ceux-ci, surtout en début d’accompagnement, éprouvent de la honte à me montrer leurs émotions et donc leur vulnérabilité. Leur éducation les a conditionnés à camoufler ou refouler, comme si seules les émotions positives avaient le droit d’exister. C’est alors une vraie source de souffrance pour eux de se montrer vulnérables devant moi, une inconnue.
Brené Brown, docteur en travail social et chercheuse à l’université de Houston, a consacré une dizaine d’années de sa vie à la recherche sur le thème de la honte, ce qui l’a amenée ensuite à celui de la vulnérabilité. Elle en parle dans une vidéo Tedx Houston (“Le pouvoir de la vulnérabilité”), visionnée plus de 50 millions de fois (c’est dire si le sujet interpelle tout un chacun !).
Selon elle, la honte est l’« expérience profondément douloureuse de croire qu’on est défaillant et par conséquent indigne d’amour, d’intimité ou de contact ». Cette douleur provoque un sentiment de rejet social, alimente la peur d’être indigne du contact avec autrui et fait craindre la rupture du lien.
La honte touche à l’identité de la personne (l’individu se sent indigne), ce qui la distingue de la culpabilité (l’individu a le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal), de l’humiliation et de la gène.
La honte peut naitre de l’échec (perdre son travail par exemple), du fait de se montrer faible (surtout chez les hommes, comme le fait de montrer ses émotions ou d’être en arrêt maladie), de « n’être pas assez » (intelligent(e), riche, beau/belle, mince, bonne mère/bon père, bien habillé(e)) ou de ne pas en « faire assez » (au travail, à la maison, au lit, avec ses proches).
La honte provoque une réaction du système limbique, siège des émotions, et enclenche le mode survie du cerveau reptilien. Autrement dit, l’individu n’a plus accès à sa capacité de réflexion, d’analyse et de stratégie (propres au cortex préfrontal) et réagit:
- soit par la fuite (stress de fuite)
- soit par une réaction d’agressivité (stress de lutte)
- soit par une réaction d’inhibition (stress d’inhibition).
Guérir de cette blessure sociale qu’est la honte, requiert un baume social: l’empathie d’autrui, à savoir la capacité à écouter, à s’ouvrir à l’autre avec bienveillance, à retenir son jugement et à communiquer le message « tu n’es pas seul ». La personne ayant fait l’expérience de la honte devra, pour en sortir, partager son histoire avec quelqu’un apte à lui répondre par de l’empathie. Outre l’empathie d’autrui, cette personne veillera à faire preuve à son propre égard d’auto compassion, à entretenir un dialogue intérieur bienveillant et amical. Enfin, plus elle avoue l’objet de sa honte autour d’elle et en parle, plus elle se donne la possibilité d’en sortir.
Partager avec autrui sur ce qui rend honteux, c’est se montrer vulnérable, faire preuve de courage et d’authenticité.
En d’autres mots, c’est emprunter la voie de la résilience, définie par Brown comme « la capacité à pratiquer l’authenticité, afin de surmonter l’expérience de la honte sans avoir à sacrifier ses valeurs, et d’en ressortir avec davantage de courage, de compassion et de solidarité qu’auparavant ». Les personnes les plus aptes à la résilience sont celles qui croient le plus en leur propre valeur, qu’elles ne mesurent pas à l’aune de ce que les autres pensent d’elles ni à ce qu’elles produisent mais à ce qu’elles sont.
Une expérience ayant engendré de la honte se transforme dès lors en occasion de croissance personnelle, à condition d’oser faire preuve de vulnérabilité.
Selon Brené Brown, la vulnérabilité (du latin vulnerare qui signifie « blesser ») est la capacité à s’ouvrir émotionnellement (à la peur, la honte, la tristesse et la déception), à prendre des risques affectifs, à s’abandonner à l’incertitude.
La plupart des personnes que je rencontre méprisent la vulnérabilité, détestent l’épanchement émotionnel et préfèrent hypothéquer leur vie affective. Et pour cause… l’inconfort qu’engendre la vulnérabilité justifie les masques et armures auxquels il est facile de recourir pour se croire fort et en sécurité.
Brown décrit trois formes de boucliers dont on se sert pour se protéger de la vulnérabilité tout en donnant leur antidote:
- la joie appréhensive ou la frayeur paradoxale: le fait de s’attendre au pire lorsque « tout va bien » comme méthode de réduction du sentiment de vulnérabilité si le « pire » devait effectivement arriver (par exemple : regarder ses enfants dormir tout en craignant les pires tragédies qui pourraient leur arriver). S’abandonner aux moments heureux suppose de la vulnérabilité et la seule manière d’y goûter sans contaminer ces moments est d’accueillir la joie en pratiquant la gratitude.
- le perfectionnisme : le fait de croire que, pour obtenir l’approbation et l’amour d’autrui, il s’agit d’agir parfaitement et en ayant l’air d’être parfait, ce qui permet éviter la souffrance du reproche, du jugement et de la honte (à ne pas confondre avec la recherche d’excellence, de croissance et d’épanouissement). Se libérer du perfectionnisme impose de s’émanciper du regard des autres pour se centrer sur sa propre valeur et ses propres ressentis. Cela nécessite de la résilience, une pratique de compassion envers soi-même et l’appropriation de son histoire.
- l’anesthésie : le fait d’étouffer la douleur et la souffrance par différentes stratégies qui vont de « l’affairement frénétique » aux antidépresseurs, à l’alcool, aux substances illégales, à la dépendance au travail, aux séries télévisées, aux réseaux sociaux, à internet, aux jeux, aux troubles alimentaires, à l’automutilation, à l’agressivité et au suicide, etc.). Le besoin d’anesthésier sa souffrance peut découler de différents facteurs: la dépression, l’anxiété, la solitude, l’isolement psychologique, le sentiment de vide, une rupture sociale, un sentiment de honte. Sortir de l’anesthésie suppose d’apprendre à ressentir les émotions, en ce compris, les émotions négatives tout en développant sa conscience des comportements d’anesthésie ainsi qu’à se fixer des limites en vue de mettre sa vie en cohérence avec ses valeurs et par conséquent, diminuer l’anxiété et la souffrance qui découlent d’une absence de limites (par exemple limiter les heures auxquelles on est joignable ou délimiter clairement les heures de travail permet de ne plus s’anesthésier par « affairement frénétique » et rend possible l’investissement dans une vie affective, familiale et amicale).
A côté de ces boucliers, Brown énumère une série de masques qui remplissent la même fonction de protection de la vulnérabilité: cynisme, critique, cruauté, « cool attitude », étalage de son intimité, …
Selon Brown, il est essentiel d’identifier ces « boucliers » et d’en chercher l’antidote car en se protégeant de la vulnérabilité, on se prive de ce que la vie a à offrir de plus fragile et de plus beau: l’amour, la joie, l’intimité, la créativité et l’empathie. Et pour appuyer son propos, elle cite un témoignage: « Les choses les plus importantes et les plus précieuses de ma vie me sont arrivées quand j’ai trouvé le courage d’être vulnérable, imparfait(e) et compatissant(e) envers moi-même ».
J’ai fait, à tire personnel, la même expérience. C’est lorsque j’ai touché ma vulnérabilité et que j’ai osé la dévoiler à des personnes aptes à l’accueillir avec empathie et bienveillance, que le changement a pu commencer à opérer. Comme un jeu de dominos, mes résistances sont tombées les unes après les autres. Il ne s’agissait plus de paraitre, de réussir socialement ou professionnellement, mais de toucher le coeur de mon humanité, là où j’étais la plus fragile et la plus démunie. Si je n’avais pas fait cette expérience, je n’aurais jamais pu exercer le métier que je fais, avec la douceur et la bienveillance qui me caractérisent. Offrir à l’autre un espace où il peut exister dans toute sa vulnérabilité est l’une des composantes les plus précieuses de mon métier, tel que je le conçois.
Etre un « tuteur de résilience » comme l’évoque Boris Cyrulnik dans son livre autobiographique « Sauve-toi, la vie t’appelle » est ce que j’aspire à être pour celles et ceux qui en ressentent le besoin. « Ne pas juger, ne pas enfermer l’autre dans son passé, voir en lui la promesse ne pas le réduire à une victime, prendre du temps avec lui, être conscient que la route sera longue et émaillée de rechutes, croire en lui mais sans trop en exiger, n’être ni pressé ni pressant, être là pourtant, attentif affectueux, capable aussi de plaisanter, de parler de choses et d’autres, bref faire preuve, au sens propre, de bienveillance, cette forme d’amour relevant selon le grand psychologue américain Carl Rogers de l’ « acceptation inconditionnelle de l’autre », telle est ma mission (pour laquelle je reprends les mots de Charles Pépin), dans les différentes identités (coach, femme, mère, fille, soeur, amie, …) que la vie m’a données d’endosser.
“There is a crack in everything, that’s how the light gets in
Il y a une faille en toute chose, c’est par là qu’entre la lumière”
— Leonard Cohen, Anthem